mercredi 3 avril 2013

Médiapart, souviens-toi que tu mourras

Dans la Rome antique, la coutume voulait que derrière le général triomphateur défilant dans les rues de Rome, se trouve un esclave lui répétant à l'oreille « Memento mori », « souviens-toi que tu mourras ». Lui rappelant ainsi la précarité de son existence, la fugacité de ces instants de triomphe, et la vanité que confère le pouvoir et la gloire, ce que les Grecs appellent l'hybris.

Aujoud'hui c'est le triomphe de Médiapart et de son fondateur et dirigeant Edwy Plenel. Certes il faut saluer l'exceptionnel travail de ce site d'information et notamment de son journaliste Fabrice Arfi, tombeur du ministre fraudeur fiscal Jérome Cahuzac. Cela dit il y a un certain nombre de choses qui me mettent mal à l'aise dans cette affaire, alors permettez-moi d'aller un peu à contre-courant du concert de louanges hypocrite auquel on assiste, et notamment de la part des journalistes de cour qui hier encore fustigeaient leur concurrent et ses manières si peu feutrées. Je choisis donc de jouer modestement le rôle du petit esclave anonyme et invisible qui susurre à l'oreille du vainqueur.

Car même si aujourd'hui la vérité éclate et confirme l'enquête de Médiapart, les choses n'ont pas toujours été aussi convaincantes. Pour tout dire, c'est le tweet suivant qui m'a poussé à écrire ce billet :


C'est certainement ma culture scientifique qui veut ça, mais les gens qui n'ont aucun doute m'effraient. Toute affirmation est réfutable, toute preuve est critiquable, douter est un devoir. Et le doute doit toujours profiter à l'accusé.

Quelqu'un qui n'a aucun doute sur son son intime conviction, ce n'est pas un journaliste, c'est un procureur. Fabrice Arfi parle en procureur. Ce n'est pas son rôle. Son rôle en tant que journaliste est d'apporter des informations et de nous éclairer. C'est ce qu'il a fait, c'est ce qui a convaincu la justice d'ouvrir une enquête, et c'est ce qui a abouti à la chute du ministre fraudeur. C'est une grande victoire du journalisme indépendant (Médiapart n'a aucun revenu publicitaire ou actionnariat industriel). Mais cette victoire n'autorise pas un journaliste à se comporter en procureur, tel encore Edwy Plenel dans le Figaro :
"Je le dis comme je le pense, François Hollande n'a pas d'excuse. Il n'en a aucune (...) François Hollande savait exactement ce que tout le monde savait"
"Tout cela était sous les yeux (...) Les informations étaient sur la table de manière très documentée dès le début décembre"
"Ce qui n'est pas normal en démocratie, c'est qu'un journal doive se battre pendant quatre mois pour légitimer ses informations, alors que ces informations, elles étaient là, sous les yeux de tout le monde"
Et bien non monsieur Plenel, tout n'était pas "sur la table de manière très documentée". Car souvenons-nous des premiers articles de Médiapart sur cette affaire : le site affirmait que Jérôme Cahuzac disposait de fonds dissimulés dans des comptes à l'étranger (en Suisse puis à Singapour), et spéculait sur leur utilisation dans le cadre de l'achat par le couple Cahuzac d'un appartement avenue de Breteuil. Le tout accrédité par le témoignage d'un ancien agent du fisc, Rémy Garnier (qui n'est pas la source de Médiapart), lui-même peu catégorique sur la question :
Jérôme Cahuzac "a acquis son appartement parisien situé avenue de Breteuil pour le prix de six millions et demi de francs, financé comptant, en début de carrière, à hauteur de quatre millions dont l'origine reste douteuse".
Qu'en est-il de cette piste aujourd'hui ? On sait que Cahuzac a entretemps publié le détail du financement de cet achat, et même si les faits incitent désormais à la prudence pour tout ce qui concerne la défense de l'intéressé, difficile d'admettre même aujourd'hui que cette allégation fût fondée. Dans le cas contraire, nul doute que Médiapart aurait continué d'appuyer là où ça fait mal pendant des semaines, fidèles à leur technique de feuilletonnage. Donc parmi "les informations (qui) étaient sur la table de manière très documentée dès le début décembre", "sous les yeux" de François Hollande désormais associé au déshonneur de son ministre déchu, en voici au moins une de particulièrement frelatée. Hollande aurait-il dû démissionner son ministre sur ces seules affirmations ? N'oubliez jamais, toute affirmation est réfutable, toute preuve est critiquable, même affublée du conditionnel.

Reste l'histoire des comptes dissimulés. La principale preuve ? Un enregistrement de médiocre qualité, obtenu dans des conditions rocambolesques par l'un des principaux opposants politiques locaux à Cahuzac. Là encore, pourquoi accorder plus de crédit à sa véracité qu'à la thèse inverse, celle de la manipulation ? Médiapart disposait-il de preuves plus probantes de sa véracité, qu'ils auraient dissimulé au public afin de maintenir le suspense ? Non pas que je critique le feuilletonnage, tout à fait légitime quand on est un organe de presse dont la survie dépend de ses ventes (j'achète avec plaisir le Canard Enchaîné toutes les semaines depuis presque 20 ans). Vous ne me verrez jamais faire ce procès. Mais admettez toutefois qu'il neutralise complètement l'attaque de Plenel envers Hollande. Difficile en effet de reprocher à Hollande de n'avoir pas agi face à des éléments aussi peu probants alors qu'il a démissionné son ministre moins de trois heures après que la justice les aie validés en ouvrant une enquête. Si les journalistes ne doivent pas se substituer à la justice, le Président de la République non plus, la séparation des pouvoirs est la base de notre démocratie si chère à Plenel.

"Ce que tout le monde savait", les lecteurs de Médiapart l'ignoraient, je l'ignorais, et même Médiapart semble-t-il l'ignorait. Car où sont ces fameuses preuves, hormis celles qu'on connait déjà ? Si elles existaient, ils les auraient déjà publiées, d'autant plus qu'il n'ont désormais plus aucune raison de les garder pour eux-mêmes. En réalité ni Médiapart, si ses lecteurs, ni même le Président de la République, n'ont les pouvoirs d'un juge d'instruction qui peut ordonner une commission rogatoire internationale pour aller perquisitionner une banque suisse. Et hormis ce fameux enregistrement (finalement authentifié, mais comment le prédire à l'époque ?), aucun autre élément n'est venu de Médiapart étayer cette thèse jusqu'aux aveux de l'ex-Ministre, or c'est bien le travail de la justice et non celui de Médiapart qui l'a poussé à les faire.


Que reproche donc Edwy Plenel à François Hollande ?


D'avoir eu des doutes sur le travail de Médiapart ? Mais c'est à Médiapart d'être convaincant. Au contraire, Médiapart entend désormais qu'on prenne leurs affirmations pour argent comptant sur la seule foi de leurs succès passé. Alors qu'il a fallu une expertise technique suivi d'une commission rogatoire pour confondre le ministre. Quand Plenel se plaint qu'il "n'est pas normal en démocratie (...) qu'un journal doive se battre pendant quatre mois pour légitimer ses informations, alors que ces informations, elles étaient là, sous les yeux de tout le monde", il affirme que le travail d'un journaliste vaut celui d'un juge, ce qui est choquant. On doit juger d'une preuve sur sa valeur intrinsèque et pas sur celui qui l'avance.

De ne pas avoir mené d'enquête de son côté ? Mais ce n'est pas son rôle de se substituer à la justice. Au contraire il doit la laisser travailler en toute indépendance et sérénité, ce qui a été fait. Si Hollande l'avait fait, j'aurais été le premier choqué, au nom de la séparation des pouvoirs, que le pouvoir exécutif diligente une enquête parallèle avec tous les soupçons que ça implique. On ne peut pas non plus reprocher à Hollande de ne pas avoir voulu obtenir des éléments d'enquête de façon détournée, c'eut été une violation du secret de l'instruction, d'autant plus inacceptable qu'elle aurait été commise par celui-là même qui est en le garant constitutionnel.

De ne pas avoir démissionné Cahuzac plus tôt ? Mais ce n'est pas à la presse d'exiger le départ d'un ministre mis en cause. Au contraire, Hollande a réagi moins de trois heures après l'ouverture d'une enquête par la justice suite à la validation de la bande sonore. A-t-on déjà vu réaction plus vive à l'encontre d'un responsable politique même pas mis en examen ?


En réalité Edwy Plenel reproche à François Hollande d'avoir laissé fonctionner la justice de façon indépendante plutôt que d'avoir suivi aveuglément l'avis d'un organe de presse, aussi respectable fut-il. Or, n'en déplaise à Edwy Plenel, même si la presse a un rôle essentiel en démocratie, elle y a aussi une place à tenir et ne saurait empiéter sur celle des autres. La séparation des pouvoir, c'est le fondement de la démocratie tant chérie par Edwy Plenel. Et un régime où un ministre doit démissionner sitôt sa mise en cause par un organe de presse, quel qu'il soit, je n'en veux pas.


Je continuerai à lire Médiapart avec la même vigilance qu'auparavant pour tout organe de presse digne de ce nom. J'espère qu'en retour Médiapart et son dirigeant Edwy Plenel continueront à faire reculer la corruption tout en évitant le piège de l'hybris, au risque de finir comme Prométhée ou Icare.

15 commentaires:

  1. Excellent billet.

    Comment ça de fait que je ne connaissais pas ton blog ? Je n'ai pas toute ma tête...

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    1. Merci !

      Je ne l'ai ouvert que récemment. J'en avais un autre avant chez Posterous, que j'ai laissé végéter par flemme. Et comme ils vont fermer à la fin du mois, je me suis dit que ça serait l'occasion pour un "reboot". Et pour tout dire c'est la fermeture/ouverture de celui de Juan qui a fini de me convaincre.

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    2. Vive Juan !

      (enlève la vérification des mots - des lettres antispam que doivent saisir les commentateurs ! Avec un smartphone, c'est très chiant)

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    3. C'est fait, dis-moi si ça fonctionne (je découvre Blogger).

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    4. J'aime bien le nom de ce blog, j'ai l'impression d'être chez un cousin :)

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  2. Excellent billet.

    Nicolas n'a pas toute sa tête, aucun doute là-dessus.

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  3. Excellent billet... Et blog!
    J'étais passée à côté (et hop! dans ma blogroll!)

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  4. Oui, on sent dans Edwy Plenel l'envie de se taper Hollande, le coté grisant du justicier peut-être.

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  5. oh un blog, donc un lien , juste pour "douter est un devoir"

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  6. "Son rôle en tant que journaliste est d'apporter des informations et de nous éclairer".
    Je préfère dire que le rôle d'un journaliste est d'apporter des informations.
    Ensuite on s'éclaire soi-même, et avec d'autres, qui bloguent par exemple.

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  7. Entièrement d'accord avec vous sur Plenel. Fabrice Arfi est plus convaincant quand il dit que François Hollande a manqué de curiosité et aurait dû questionner son ministre de façon plus incisive : d'autant qu'il y avait beaucoup de flou et d'incohérences dans la défense de Cahuzac.

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